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Enfant
Les filles sautaient sur des cases tracées à la craie blanche entre l’enfer et le paradis, et d’un coup, d’un propos théologique l’autre, elles se chamaillent car indécises à choisir où se situe le mieux être. Car d’une part, l’enfer, dit-on, accueille les plus beaux garçons, les plus chouettes de jeux, une rivière de Nutella sur laquelle flotte des sucreries multicolores. Et cela fait bigrement envie. Alors qu’au paradis, dit-on, la robe de tous les jours brille, taffetas soie et carats de pierres précieuses, papa et maman vous aiment d’amour, ne vous disputent plus et disent oui à tous vos caprices, qui tous, deviennent ipso facto innocents. Aussi, dans ce paradis, les vieux, voisins, oncles, papis et parfois papa, et autres libidineux incompressibles se tiennent à carreau. Pendant ce laps de temps, les garçons se tapent sur la tête à cause d’une tricherie aux billes.
J’ai fuit les deux bagarres à coup de poings ou conscience. Dans mes poches, un calot d’agate, des porcelaines et étoiles se bousculent. Je voyage dans un autre univers à l’écart des tricheries de tout acabit. Longtemps que j’attendais l’occasion, avec du tumulte et de quoi occuper les gardiennes. Je cherche à m’échapper par le fond de la cours, dans un recoin à angle fermé où se situent les toilettes, rangée de boites de planches mal emboitées, peinture verte écaillée, un grillage que j’escalade avant de déraper à cause d’une chaussure qui baille de la semelle et de s’empaler la paume de la main droite. Je hurle. Une dame qui ne sent pas bon me décroche. Je pleure. Je pleure par peur de la punition ou douleur inextinguible, ou bien les deux à la fois. Ou encore parce que cette dame pue comme pas possible. Mon nez souffre le martyre, il agonise. La dame m’emmène à l’infirmerie où je rencontre une autre dame qui sent bon. Je récupère vite. Mon nez est aux anges, je vis ma première extase. Mon nez imprime l’enfer et le paradis. Pas la peine d’aller au-delà pour tomber sur mon infini. Tout est là, à dispo, sous la lumière de mon rayonnement fossile.
7
Vénus quand pleine du soleil.
Un premier coup de malchance. Une première cicatrice qui signe dans ma tête l’idée absurde d’un mauvais destin. Une dynamique de l’échec, répété sous toutes ses formes. Absurde. Me gâche le sommeil trop longtemps. Trop ? Non. Il fallait juste ce temps que je m’apprivoise, que j’apprenne comment cette vie fonctionne, ou savoir pourquoi, parfois, elle ne fonctionne pas. Et puis dormir pour fixer tout ça ? Pour réparer ?
Le bus s’arrête souvent, mais personne ne monte ni ne descend. Je regarde les passants. J’essaye d’imaginer ce à quoi chacun pense. J’aime cet exercice. Dans chaque boite électrochimique un imaginaire qui se déroule plein de mots et d’images, ou alors des réprimandes contre le mari la femme l’enfant le patron la chef le voisin la marchande la famille le destin la vie le climat. Une vie inventée ? Une vie en plein état d’invention ? Un instant qui dévore tout à l’avenant ? Ou, pas grand-chose, une balle qui rebondit dans une boite vide. Un gobelet plastique froissé qui tourne en rond dans un tourbillon de vent ? Un oubli qui obsède, la porte pas fermé, le robinet ouvert, un enfant abandonné à sa mère, à son père, à un truand, à une existence pas glorieuse ? Des regrets, ou des joies ? Je fixe chaque individu. Je fouille, je cherche, et je trouve mille et une histoires pour chacun, chacune, toujours. Je lis sur un visage, un trait ou une rayure, une bavure, un rayon lumineux qui s’échappe par la fossette, un coin d’yeux. Je lis un geste, un tic, un son qui s’échappe, un mode vestimentaire particulier, un détail, une odeur que je perçois. Je lis mes histoires avec toujours une grande surprise de ce que je peux lire. Jamais la même histoire. Cela peut s’approcher, se recouper, se mélanger, mais en définitive, jamais pareil. Que du bonheur !
J’adore lire les gens. Les choses. Tout ce qui bouge. Et ma chance, parce que tout bouge tout le temps, invariablement. Et ma tête autant qu’elle peut chopper alentour avec son peu de moyens, peu de sens, peu de raison, reproduit le mouvement général.
Terminus : la gare. Je descends du bus, et j’aide grand-mère quand elle peine à la sortie. Elle me sourit et rougit. Un beau rouge bien vif, surtout sur le bout du nez et les pommettes. Cela colle au poil avec son habit, robe droite rouge coupée dans une étoffe frustre, épaisse. Et un joli chapeau rouge plumé d’un oiseau de mer que je connais, il me semble. Le nom me reviendra plus tard. Je devine des traces de cheveux roux dans sa coiffe blanche, nacre. Je tiens l’enfant. Il dort toujours. Quelques soubresauts, le monstre fluo et rigolo qui lui résiste. Je dois lui rendre Jules. Elle me remercie avec effusion et commence à me raconter une histoire. Nous nous accompagnons jusqu’aux quais des trains.
Sa belle-fille lui donne bien des soucis. Et son fils, quelle désillusion ! Je ne savais pas où descendre, ou, pas d’idée précise à ce sujet. La gare me convient. Je dois procéder par étape, géographique et autre. Ne pas me précipiter. Ne plus jamais me précipiter, puisque j’ai tout mon temps. Juste de quoi aller au bout. Je dois disposer de tout mon temps jusqu’à la dernière miette. Je décide de prendre le même train que la dame et Jules. Je m’attache très vite. Un défaut compliqué à vivre au quotidien. Un fou.
Oui, un fou de Pétunia, le nom de l’oiseau me revient brutalement à l’esprit comme une gifle d’embrun. Plumes oranges et bleues sur l’aile gauche. Rouges et vertes sur la droite. La tête noire, yeux noir ou argent, selon qu’il abaisse ou pas son rideau de protection. Il protège en plongée ou quand la tempête qu’il affectionne, forcit. La queue fourchue qu’il utilise comme dérive, blanche. Il plonge à une vitesse de fou. Il perce la surface. Il va droit à sa proie, et ne la loupe pas, jamais.
8
Train de onze heures pile.
Je n’ai pas pris le temps d’acheter mon billet, ni de voir pour quelle destination part ce train dans lequel je suis monté. Je n’ose pas demandé à la dame. Elle va me prendre pour un fou. Et je n’entends pas l’annonce au démarrage. Le contrôleur me l’apprend en rédigeant son amende. Rédaction oratoire, car procès verbal. Quand il bute sur un mot, où que son enregistreur ne connait pas ou ne reconnait pas le mot prononcé, une impulsion électrique lui traverse la tête d’une oreille l’autre. Cela semble assez douloureux, sans être abusif. Juste comminatoire. Sans doute stressant. Alors, mon contrôleur jure, et alors, une autre impulsion électrique lui traverse la tête. Il bougonne. Il reprend son souffle. Il respire lentement, et définit à nouveau la nature de ma fraude. Après usage du mode opératoire du constat d’infraction, nombre de contrôleurs deviennent de ce fait très indulgents avec le contrevenant, et se contente d’une modique réprimande en aparté. Cependant, en considération de la forte part salariale indexée sur le rendement de l’agent, en nombre d’enregistrements valides, les plus pugnaces apprennent à causer correctement la langue officielle de leur enregistreur de procès verbaux. Cours du soir en cours de théâtre, ou cours de diction que la société des Transports Aériens et Terriens (la TAT, filiale du groupe Bellemer et Cie) facturent à ses employés.
Il porte une belle casquette qui ne tient pas tous ses cheveux. Cela déborde de partout. Après un moment d’attention, je devine une oreille, un morceau qui tient une boucle, or, et par déduction, je situe l’autre. Quand le courant passe, suite à la bévue, la boucle fait des étincelles mordorées. C’est très beau. Le système diodes de l’enregistreur gonfle sa casquette. Jules, réveillé, trouve cela « vachement » drôle. Il veut la casquette. Il veut tirer sur sa boucle. Il veut écrabouiller ses lunettes dans ses mains. Mais le contrôleur ne veut rien lui donner. Il bougonne. Il se viole d’un sourire qu’il essaye de faire commercial. Il ne voudrait pas redire un mot de travers. Il pense tellement fort « Foutu job ! », que je saisis au poil son agacement. Pas son truc, de toute évidence. Il prononce doucement mon nom selon ce qu’il peut lire sur ma carte d’identité que je viens de refaire, façon « après BC ». Heureusement, l’enregistreur sait qu’il doit enregistrer un mot nouveau, qu’il devra tout de même rapprocher d’une identité possible après consultation des banques de données. Le contrôleur mâchouille mon nom imprononçable avec difficulté. Je ne reconnais pas le nom qu’il enregistre, mais je ne lui envoie pas d’impulsion électrique pour autant.
Il me demande de confirmer mon lieu de résidence. J’hésite un instant, avant de confirmer l’adresse sans m’en convaincre. Pas la peine d’embrouiller l’esprit chevelu qu’abrite cette casquette. Assez d’épis et d’herbes folles doivent pas mal lui compliquer déjà sa vie. Pas rasé, yeux cerné avec poches dessous. Il dort peut-être mal ? Des horaires pas humains ? Une femme acariâtre, ou tout le contraire, mais exigeante ? Un enfant en bas âge ? Des voisins exubérants ? Tandis qu’il remplit le papier comme il peut à mon intention, j’essaye de percer le blindage de l’autre. Cet autre ou un autre, j’essaye. Je me dis tout en cambriolant avec ferveur et minutie, que l’autre me reste toujours un inconnu, une inconnue, que je peux imaginer suggérer induire ou déduire, supposer ou projeter, jamais je ne pourrai approcher sa vérité intime.
Je pourrais à la rigueur me convaincre d’avoir raison et de tout comprendre, absolument tout savoir de cet autre comme un livre ouvert. Blindage réduit à rien, libre d’accès, je pille et m’en bidule un personnage de compagnie. Parce que de fait, je pense toujours avoir raison. C’est comme un poison. Je ne doute qu’après, parfois. Mon doute, ma raison. Un bien précieux. C’est le contrepoison.
Pourtant, il me semble que les plus empoisonnés sont ceux-là qui s’en sortent le mieux dans la vie. Ai-je raison ? Je ne sais pas. Qu’une petite impression comme j’en ai des tas.
- Vous n’avez pas eu le temps de prendre votre billet ?
- Oui…
- Vous avez eu le temps ?
- Non. Mais oui… Je n’ai, pas eu le temps.
- Et vous allez jusqu’à la mer, alors ?
- La mer ?
- Oui… Vous avez dit au contrôleur que vous alliez jusqu’à…
- Ah oui… Jusque… le bord de mer, c’est vrai. La mer est là-bas…Longtemps que pas mis les pieds… enfin… la mer, ah oui…
- Oui, elle n’a pas bougé. Ou si peu…Question de lune. En ce moment… on ne peut plus se fier à rien. N‘est-ce pas ?
- Les marées… forcément. Excusez ma distraction. J’ai bien dormi… Et somnole encore, sans doute…
- Pas moi.
- Pas vous ?
- J’ai peu dormi, et mal. Jules et moi étions tout excités par ce voyage. Hein mon chou ? Moi et mon petit fils, nous descendons juste la station d’avant.
- D’avant ?
- D’avant la votre. Je reconduis Jules à son papa. Il était en mer.
- En mer ?
Jules me précise :
- Papa est pêcheur
- Ah ! Beau métier !
- Je ne trouve pas moi. Enfin, c’est une tête de mulet.
- De mule ?
- Non, une tête de mulet, le poisson. Ou de pioche, du pareil au même. Comme son idiot de père. Il a fallu qu’il tienne ça de lui, le pauvre !
- Il est revenu, alors ?
- Qui ? Son père ? Non, il n’est pas revenu. Jamais.
- Non, son fils, le votre ?
- Ah oui…Le gamin… Il part loin et parfois longtemps. Marin dans la marine marchande. Voilà longtemps qu’il ne pêche plus rien. Puisque tout s’élève dans des piscines.
- Ben Si… Si papa, y pêche des poissons qui rit et puis y… et puis y chasse la noisette.
- Non Jules. C’est interdit ça. Faut pas dire à un inconnu des mensonges comme ça. Tu te souviens Jules, qu’il ne faut pas dire ça ? Tu te souviens ?
- Oui. Oui, mon papa, y pêche pas. Y chasse pas la noisette. C’est même pas vrai…d’abord.
- Non. Son papa, il navigue sur un gros bateau. Un gazier, je crois. Il transporte un gaz rare. Le pâmoison, je crois me souvenir.
- Le quoi ?
Le train fait bang. Cela me surprend encore, toujours. Nous venons d’exploser le mur du son. C’est courant, alternatif, le son maintenant explose pour un rien. Plus de mesure qui tienne. Explosée, comme un tas d’autres lois.
- Il seconde le capitaine. Je ne me souviens pas de son nom. Un nom en X, je crois, avec un W, ou un Y, ou les deux ? Et puis peut-être un A ?… Non. Décidément, je ne retiens pas son nom. Cette fois-ci, Jules et moi, on est parti en balade.
- (en aparté à mon attention) J’en ai la garde. Mon fils a du mal avec Jules. Ils ne s’entendent pas bien tous les deux. Du coup, l’oncle m’aide. Mon autre fils, il travaille comme gardien d’élite, dans la zone des Hortensias, la quatre. Une jolie grappe d’iles au sud de la mienne.
- Ah ! Votre ile ?
- Non.
- Non ?
- Enfin oui… La notre. Un legs du Grand Conseil à mon époux pour service rendu.
- Sans blague !
- Oui. Un drôle de type mon Charles-Edouard… (soupir encore un poil libidineux) Et ne me demandez pas quel service. C’est top secret…
- Bigre !
- Mon ile (soupir d’impatience !) Nous étions en balade dans les terres. Parce que sinon, Jules et moi, nous vivons sur cette île.
- Une ile (soupir venu de nulle part !)
- Alors vous comprenez, la terre, le train, l’asile et Louise, cela vous change sacrément la vie. Quand je compare avec notre quotidien. Par chez nous, tout bouge tout autour, la mer et... Comme ça me manque. Je respire tellement mal… mal… loin de mon ile.
- Cela doit vous distraire un peu, toute cette agitation à terre ? Tous ces gens qui s’agitent de partout ? Non ?
- Bien sûr, on pourrait dire dans un sens que mon île est plutôt calme…
- Plutôt ?
- Oui, pas plus que plutôt… Pas de pluie, peu de vent, végétation rare. Par contre, ça… Oui, drôlement même, ça…
- (Jules coupe) On a vu maman… Elle vit en pyjama, maman.
- Oui Jules ! Tu ne dois pas m’interrompre quand je cause à un monsieur, tu sais.
- Oui. Pourquoi maman, elle est toujours en pyjama ?
- Nous en avons profité pour rendre visite à sa maman et...
- (Jules recoupe)Elle est malade maman. Elle fait dodo avec plein de malades. Et c’est pas bon son manger. Berk !
La vieille dame regarde son petit fils avec une tendresse en bouillote. Ses yeux brillent. Fanés, d’un bleu dilué, délavé, rincé. Comme deux billes enfoncées dans deux fentes perdues sur un paysage tout plissé, aux ridules qui disent le soleil, le sel, les peines et des pleurs. Je sens dedans comme un feu étrange qu’elle voudrait me cacher ? Ou, autre chose ? Un feu bleu. Une flamme de gaz butane ? Elle parle, et je sens une retenue particulière. Elle attend son ile. Elle l’attend avec fébrilité. Elle doit peut-être se brancher sur son ile pour se recharger ? Elle retient son souffle. Elle s’économise tant qu’elle peut encore. Je me sens en confiance. Une grand-mère me manque quelque part dans ma vie ? Un grand père ? Des parents ? Des racines ? Un endroit où être ? Alors, j’ose me raconter un peu à cette inconnue qui porte comme une flamme bleue en-dedans.
- C’est bien aussi les terres. Je connais un peu la mer. Petit, j’habitais par chez vous, dans l’archipel du coquelicot. Il y a des sternes en laine, et pas mal de phoques en pull, et aussi… quelques défroqués, je crois me souvenir… là-bas… Mais j’ai bougé avec mes parents, enfin, en fait…
- En fait, ce n’était pas vos parents.
- Oui. C’est ça. Vous avez devinez juste… Pas mes vrais parents…Des terriens de cœur. Ils n’aimaient pas trop l’eau.
- (Jules rerecoupe) Papa va m’emmener sur son bateau.
- Peut-être Jules ? peut-être…Vous savez, il adore la mer ce gamin. D’ailleurs, il est né dans l’eau.
- Ah, c’est chouette ça !
- Mais, quand même, moi je dis… Je dis qu’il n’y a pas que ça dans cet univers, n’est-ce pas monsieur ? Dites-le lui à mon petit fils qu’il y a plein d’autres choses que la mer…
- Oui. Effectivement. Un tas d’autres choses. Et encore, on ne sait pas tout. Moi, tu sais Jules, je vais te dire comme un secret à un ami… et bien moi, je soupçonne même qu’il y a beaucoup plus de choses inconnues, que de connues.
- Ah tu vois Jules ! Tu entends ce que dit le monsieur avec le drôle de nom, hein ? Tu as compris ? (à mon attention) Non. Moi, je dis cher monsieur, que personne ne sait tout. Mais ce que je sais par contre… ce que je sais et que je peux vous dire, bien en face monsieur, sans aucune hésitation… et surtout, vous pouvez être sûr de ce que je vous dis… C’est que vos parents, oui… les vôtres… votre maman et votre papa, c’était vraiment des gens biens. Oui, vraiment…
8 et demi
Parce que Fellini.
« Votre maman et votre papa, c’était vraiment des gens biens. Oui, vraiment… » conclut la mamie de Jules. Comme ça, sans explication. Cela tombe ainsi dit-pensé-réfléchis dans sa tête, jusqu’à la mienne, où le rebond des mots dure un temps certain.
D’où elle sort ça la vieille ? Je ne les connais même pas mes parents, ou à peine… Il y a bien un vague-semblant-illusoire souvenir d’eux qui me traînent en fin fond de mémoire. Un remugle que je ressasse jusqu’à la nausée quand je commence à douter à tort et à travers.
D’ailleurs, à ce propos, je me demande si la dame a bien toute sa tête. Si cela n’était pas du bobard, cette histoire avec sa belle fille en pyjama rayé, un peu dérangée, aux nerfs fragiles, en convalescence ? Si pas une manière de s’introduire dans la société, sans apeurer son prochain, le tester en s’inventant son double. Un bobard comme tout le reste que je ne cafte pas d’un souffle pour instaurer une certaine ambiance, mystérieuse. Ambiance poreuse par le fait de nombreux passages secrets propices à un bon terreau narratif.
Elle m’a dit tellement de choses aussi, que je dois déformer un peu dans ce que déjà je rapporte ? Ce train n’arrête pas de rouler. Je dois confondre, ou elle confond. Elle voit en moi son fils qui s’éloigne d’elle ? Elle veut laisser un message ? Elle se parle tout haut ?
Je n’ai pas tout compris dans son feuilleton à épisodes, sauf que son fils, Loïc, ne supporte pas bien la séparation d’avec sa femme, Louise. Et ce qui déplait à sa maman, a décidé de s’engager sur un navire alors qu’il travaillait à la capitainerie, le bureau du port, avec un bon grade et une bonne paye. Elle ne voulait pas qu’il parte loin en mer, comme son mari Charles-Edouard, jamais revenu. Disparu le jour où le temps a foiré (à l’occasion, je détaillerai plus tard cette histoire de temps qui « foire », et pendant que j’y serai, j’en profiterai pour mieux définir « l’après BC »).
Pour dire, la vieille dame éprouve plus d’affection envers sa belle-fille, la considérant, il me semble, comme sa propre fille, qu’envers son fils Loïc. Bien sûr, elle lui reproche un peu d’avoir perdu les pédales, mais pas plus que ça et moins que d’avoir abandonné son fils, et pire, son petit fils. Je ne sais pas pourquoi. Elle ne développe pas. Elle suggère. Et l’autre fils, que je devine entre les épisodes, semble transparent. Peut-être deux garçons qui lui rappellent trop son homme disparu ? Et Jules par dessus le marché, qui s’invite dans cette histoire, qui s’obnubile avec la mer.
Charlotte évoque sa belle fille comme une femme un peu folle, comme une enfant volontaire délicate et intelligente, pas facile, et pas adaptée au monde où nous vivons. Avec en plus, un métier de loups. Un métier qu’elle adorait. Pas le poisson, mais le canidé. Ou un métier de requins ? Pas un poisson, mais un chondrichtyen comme les chimères. Non, elle revient aux loups, à des hyènes, à une meute d’affamés sans scrupules. Louise se débrouillait très bien. Elle dirigeait la meute avec autorité, conviction. Des performances à la clé. Une efficacité avérée, qui séduit, qui crée des jalousies. Une grosse affaire bien affreuse, où elle manipulait les gens et d’énormes intérêts. Elle travaillait dans… Mais qu’importe l’endroit où elle travaillait. La voilà maintenant bien mal au point. Ou, mise à l’écart ? Charlotte raconte avec un plaisir non dissimulé les péripéties de sa belle fille. Elle préfère de loin ce récit, à ceux de sa tribu d’hommes.
Louise est définitivement une terrienne. Charlotte aime Cela. Louise fonctionne avec des racines qui boivent le suc minéral, une frondaison qui prend le vent. Elle bouge dans un espace où partout des frontières définissent l’appartenance, la propriété, les droits et devoirs de chacune, chacun. Et à tout ça, la vieille dame aurait bien voulu y goûter, peut-être ?
Louise ne voulait plus de Loïc, et l’a quitté sans autre explication que celle là. De quoi se fâcher contre une belle fille, mais non. Maman Charlotte dit que son fils l’a trop négligé. Un brave garçon, mais sans étincelle. Un garçon qui dérive, rame, va où le vent le pousse. Pas un mâle qui en impose, et s’impose à tous. Avec Louise, il se débattait dans ses sentiments, sables mouvant, émouvant.
- Il ne savait pas y faire, ce couillon. Il l’aimait cet abruti. Bien pire encore, Il l’aime toujours autant. Aimer, quelle rigolade ! Vous ne croyez pas ? Suffit pas d’aimer pour vivre avec l’autre. Il faut de l’attachement. Que la colle prenne, sinon, c’est foutu. De la colle de peau qu’il faut. Bien animale. Qui sent puissamment et vous imprègne les narines, vous les tartine épais et profond. Voilà de la bonne colle pour tenir l’homme et la femme. Pas une colle de poisson, d’amour à la noix qui glisse des doigts, vous englue les yeux. Berk ! Quelle ineptie ! La moindre broutille, et on aime ailleurs. Quelle rigolade ! Moi, mon Charles-Edouard, il n’aimait que la mer… mais il était très attaché à moi. Aussi loin qu’il partait, il recollait toujours à mes fesses…Vivre à la colle qu’on dit, n’est-ce pas ? Ce n’est pas fortuit ? Non monsieur, c’est bien trouvé. Toujours revenu, oui… Oui je sais bien… Toujours revenu, sauf une fois.
Elle soupire (un exemplaire méga libidineux chaud-bouillant qu’inconvenant, limite dépravé). Elle fait silence, pour que ses mots lui collent à la mémoire. Ils sèchent. Et puis, elle se rattrape à mon regard qui attend une suite. Alors, elle retombe lourdement sur son fils, source intarissable de ses reproches qu’un mari disparu, jamais revenu, ne peut plus prendre à son compte.
Des riens qui s’accumulent, auxquels on ne fait pas gaffe, qui au bout du compte rendent impossible le couple. Elle cite des exemples qui apparemment la choque encore : Loïc ne se rasait pas le WE, son pantalon trop grand qu’il maintenait avec sa main, mal boutonné, le caleçon apparent. A terre, son air idiot devant la télé, presque toujours allumée, et son manque de conversation, des questions qu’il laissait sans réponse, son manque d’ambition, pas du genre à piquer la place de son collègue, son manque de fantaisie, qui offre une rose à sa femme le vendredi soir, qui ne s’impose pas, qui tergiverse trop. Son peu d’enclin aux gestes tendres, à la répétition câline. Elle arrête son énumération avec un gros soupir. Il y a encore tellement à dire sur son fils. Elle doit continuer à énumérer dans sa tête. Elle ponctue sa liste de soupirs. Le portrait craché de son père, pour les défauts. Et le pire qu’elle finit par m’avouer après un temps d’intense réflexion :
- Mais vous voyez, le plus grave dans tout ça… c’est qu’il est gentil ! Tellement gentil… Un indécrottable. Je ne sais pas où il a été traîné pour revenir avec ça dans la tête. Et ça le perdra, pour sûr… Enfin… Enfin, de toute façon, il est déjà perdu. Gamin, il se perdait sans arrêt. Dans un bois, dans une rédaction, dans ses mots, dans sa tête et ses pensées. Comme un tic chez lui. Il se perd et il perd tout. Sauf en mer… Evidemment, sauf en mer. Dans son sang de poisson.
Jules venait de naître. Louise est partie avec sans prévenir. Loïc revenait juste de la mairie, pour le reconnaître, l’inscrire, et commencer à l’aimer comme un fou. Avant, pendant la grossesse, il appréhendait, il perdait de son bon sens, mais dès leur première rencontre, le premier face à face quand Jules grimaça à sa vue, comme une sorte de sourire énorme, papa-Loïc craqua tout à fait. Mordu à vie. Et puis elle est partie dans les terres, elle ne supportait plus la mer, puis les gens, et enfin presque tout. Et Louise a perdu son travail, dans la haute finance et gestion de l’espace-temps auprès du Grand Conseil, avant de perdre la raison, a été internée, a perdu la garde de Jules, a perdu sa beauté, a perdu l’envie. Pas de doute pour charlotte, il y a là-dedans le mal du fils, son fils Loïc, une fuite possible, de la contagion dans l’air, du tic qui vire à la mauvaise influence.
Maintenant, Louise reconnait à peine Jules. Pour l’excuser un peu, mamie précise que Jules change très vite. Elle me précise que c’est à cause de l‘ile où il grandit. Elle élague encore son argumentaire avec pour motif poussif que cette ile est « particulière ». Et donc, Jules change particulièrement vite. Son corps, sa tête et, dans ce processus d’évolution, elle évoque son âme. Elle croit en ce genre de trucs. Elle me questionne mollement à ce sujet. Elle évoque en filigrane la théorie du savant Tec Tonique sur la probabilité d’une « singularité quantique » qui pourrait s’apparenter à une âme, pure énergie qui transporte ailleurs un « je-ne-sais-quoi» de soi, sauf qu’il utilise l’âme, comme un terme impropre mais pratique, et faute de mieux. Elle voit d’évidence que j’adhère moins qu’elle. Alors, elle en revient à son soupir de base. Comme LA ponctuation dans sa vie de femme, mère, belle-mère et grand-mère.
Nous arrivons à destination. Et son récit s’épuise à ce moment où la gare est annoncée. La leur, à la vieille dame et son petit garçon. La gare d’avant où je dois descendre, donc. J’aide la grand-mère, Charlotte, et son petit fils, Jules, à descendre sur le quai avec bagages et soupirs. Je leur promets, mollement, que je viendrais les voir sur leur île, un jour prochain. Tout est possible maintenant que le temps déconne.