Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

4 COULEURS N°4

 

9

Midi

 

 

La mer scintille. Des éclats d’argents pas loin des récifs, à tribord. Tombe du ciel des grands rayons de soleil qui perce un nuage défait. Je bois une Orval, bière belge trappiste, à la terrasse d’une brasserie sur le port. Abrité du vent. Un vent qui ce « midi » en veut. Un vif, un velu pas veule, plutôt avide. Je le vois qui avec ses gros bras musculeux agite tout, un peu plus loin. Il ne ménage rien ni personne. Bruit de cliquetis dans les matures, poulies perturbées, drapeaux tendus, giflés, et troupeaux de moutons épars au pas militaire entre l’horizon et la sortie du port. Je me mousse les commissures avec plaisir. Je profite de cette amertume discrète, parfumée. Je profite de la vue, de l’air, des sons, des presque-riens et de ma bière onctueuse. Je laisse une légère griserie me prendre la tête tout à fait. Un trouble, un frisson. J’ai la chair de poule. Aucune idée d’une suite possible. Aucune contrainte, aucun cadre. Pas de remontée aigre du passé. Je participe à ce qui vit dans cet instant. Je m’intègre totalement à tout ce qui vit dans et autour de moi. Un « moi » qui disparait dans tout ça, ou tout ça qui m’apparaît. Je vais disparaître.

 

Déjà quelques traits, quelques volumes, une lumière, se placent dans cette image d’une fin. L’idée doucement se dilue dans ce que je vis, à l’instant. Et dans cet instant, dans ce décor de vie, je peux revivre au présent une enfance égarée.


 

 

 

 

Entre parents-taisent :

 

(Enfant,

 

je naviguais sur un sabot. Un dériveur adapté, rapide et sécurisé, pour bien ressentir le vent, l’apprendre et faire ses gammes, ses arpèges au fil de l’eau, sentir comment il pousse, bouscule, parfois n’en fait qu’à sa tête et d’autres fois, ne se manipule qu’avec délicatesse. Jouer du vent et des vagues, de la houle. Du courant. Être au courant, au plus près.

 

Un beau sabot sur lequel j’apprenais la mer avec toute la modestie qu’il faut dans cet exercice délicat.

 

Dérives rétractibles sur deux flotteurs, un filet pour vous porter et tout voir sous ses fesses bien rafraichies. Voile électrique programmable, sous contrôle du moniteur, en fibre de carbone avec poudre de perlimpinpin de la société Bellemer & Cie. Comme intelligente, et élégante, elle mumuse avec les vents et les forces, se sculpte, danse, performe, symbiose. Je m’éclatais juste à regarder, tellement belle, elle bougeait à me foutre le frisson. Coque en bois de cèdre OGN N°T4444, imputrescible, brevet Bellemer & Cie, élevé à la forme sur des iles lointaines, isolées, top secret. Bois au vernis odorant, ossature souple et féline, courbe l’échine contre la vague, lèche le vent avec gourmandise. Dessus, je pouvais filer à quinze nœuds. On s’entendait au poil ensemble.

 

 

Bien moins vite pourtant, portant, que sur mon Fou4, plus tard découvert quand presque adolescent. Un dériveur inspiré de l’hydroptère du siècle dernier, amélioré, simplifié, bon marché, production de Bellemer & Cie. Une fusée sur l’eau. A l’instant, j’en vois une enfilade sur la mer. Ils volent presque. Juste de la pointe ils signent la mer. Chacun essaye sa figure. Beaucoup d’épate, mais le spectacle est beau.)

 

 

 

 

 

9

Midi + quatre secondes

 

Je vais sur le quai « quatre » où j’ai repéré un marchand pour voileux qui veulent mater du vent. Voir avec une Orval dans l’estomac, se souvenir, le vent, le ciel partagé, les éclats d’argent, l’air, et me voilà tenté. Combien ?

 

Je rentre dans la boutique. Un vaste espace carré de bois et de verre posé sur pilotis. Les pieds qui trempent dans l’eau du port au bout d’un quai. La porte coulissante signale ma présence avec un cri de mouette rieuse. Partout sous des globes de verre (en fait, du plexi-ADN CLEAN de la filiale MS Molécule-Sécurité du groupe Bellemer et Cie) des vidéos RTE (Relief-Temps-Espace) déclinent les différents produits de la gamme des gros navires. Je peux voir ces bijoux de technologie sous toutes les coutures-soudure, tranches, circuit électriques, trames d’énergie, et enfin le clou du spectacle, en action, les coques mâtées, entoilées sous tous les vents et mers inimaginables. Une grosse dose d’imagination. Je me demande si un océan à ce point démonté est possible ? Beau à en crever, sauf que, dans un navire de cette sorte, selon la démonstration proposée, on s’en sort toujours indemne. Il semblerait.

 

Dans chaque démonstration, sous chaque globe, toujours la même jolie femme en bikini rose-fluo-méduse manœuvre à la barre et court avec nonchalance sur le pont, dans toutes les mers, déchaînées ou idylliques. De temps à autre, elle ponctue son agitation par une pause sensuelle où elle cligne de l’œil, où elle jette un baiser et me vise. Je ressens l’impact chaud et moue. L’effet m’impressionne. Je tourne la tête pour voir si elle vise au hasard. Je reçois aux joues front lèvres. Pendant la pause, elle se courbe, s’étire, pour mettre en valeur son popotin et décolleté vertigineux. Pas un mot prononcé.

 

Un parfum maritime saturé d’hormones 4S me pollue les narines. Je sens leur action, elles picotent. Elles annihilent l’effet bière, se substituent, épongent puis s’incrustent. Un cocktail de neurotransmetteurs, choix et doses savantes sous brevet à perpétuité, me fait envisager tout excès dispendieux comme une audace judicieuse. Le flux perturbe ma gravitation intime. L’hormone cherche à dicter mes notions d’équilibre, de poids, de champ électromagnétique et de chakras, valeurs et besoins vitaux. Peine perdue.

 

Mon index frotte pour parer aux démangeaisons. Je découvre les diffuseurs au plafond. Des spots me douchent lumière et particules. Je peux résister. Cela me demande un minimum de concentration et, je botte en touche la perturbation de haute pression. Même si, en vérité, résister n’est pas dans mes attentions. Le vendeur très très très aimable a tout de suite capté mon intérêt pour la chose qui navigue. Alors, il ne se précipite pas. Je le vois d’ailleurs assez rapidement couper le circuit des 4S.

 

  1. Il a vu que j’étais protégé d’elles ?
  2. Ou il est drôlement sûr de lui ?
  3. Ou encore : il a vu, est sûr de lui, mais avant toute chose, souhaite réduire ses frais fixes dont dépend sa rémunération ?

 

Il sourit avec une réelle douceur. Un sourire d’ange ? Je n’ai jamais vu un ange sourire, pas même faire la moue. J’essaye de transformer mon vendeur en ange, et j’imagine les ailes, un poil de duvet et le sexe envolé. Sourire d’un Bouddha vu sculpté en grès chez Guimet, Paul, un collègue du temps où je batifolais dans les particules. Enfin, pas totalement Bouddha, mais pour être tout à fait exact : une tête de Jayavarman, époque angkorienne, style du Bayon, fin XII ou XIII siècle du temps où le temps se comptait après JC. Sacré JC !

 

Le vendeur m’accompagne à distance dans mes découvertes. Il peut me montrer ceci cela du doigt ou, d’un regard appuyé, ce qui me précise une option, un gadget, ou m’explique tel détail technique, ou encore attise mon désir d’avoir. Il me laisse contempler. Il me voit admirer. Je crois que je bave un peu, juste d’un fil, quand je lui demande :

 

- Combien celui là ?

 

Une petite fortune. Un gros gabarit avec cabines tout confort. Ils, Bellemer Fict., société mère en charge des affaires de mer, le vendent tout équipé prêt à l’emploi. Aucun permis exigé pour cette série hors norme. Au-delà d’un certain niveau, tout est permis*.

 

* Actualité politique :

Ma société ploutocratique glorifie et protège et chouchoute son nanti modèle. Un lobbying efficace a permis une législation très ciblée. Pour contenter, ou contrôler, les démunis et la classe moyenne, le COQDTRPBG (Ceux Omniscients Qui Décident de Tout et de Rien pour le Bien Général, inventeurs de la norme ISO, l’Incroyable Solution Opportuniste et dirigeants du Groupe Bellemer) a décidé d’un effort particulier sous forme d’un investissement conséquent, équivalent au budget mis en lieu et place après la disparition des armées. Car après BC, plus besoin d’armée. Cette politique favorise les sports et les nationalismes-régionalismes de tout acabit qui concentrent les énergies et les frustrations, les agressivités et les orgueils, les conflits intimes originels et universels, pour peau de zébie, et tout ce fourbis empêtré d’humanité qu’elle circonscrit encadre et manipule. Elle encourage les espérances variées : les jeux d’argent, les églises et les superstitions, les légendes et des ailleurs paradisiaques exprès pile poil bien foutus pour les soumis. Elle nourrit l’illusion du libre choix : la démocratie et voter pour celui qui peut se financer son élection, la libre parole autocensurée pour ne pas déplaire à celui-là qui paye. Enfin et surtout, tout le monde croit bête comme chou à la devise mondiale, apprise dès le berceau : quand tu veux, tu peux. Ainsi, tout ceux qui ratent ne peuvent s’en prendre qu’à eux-m$m£. Et comme ça, tout roule au poil.  

 

Je détaille la fiche commerciale de l’engin. L’ordinateur avec quarante quatre préprogrammes et une notice robotique. Le nécessaire de survie avec procédure d’urgence branchée dès que l’amarre, magnétique, lâchée. Energies vent, soleil, hydrogène, eau, l’arche doit être totalement autonome. Un novice peut tenter l’aventure. Tout de même, en sous-titres minuscules du générique défilent en boucle quelques conseils pratiques, comme notamment de connaître un peu la matière mer, avant de prendre le très large avec cet engin. Possibilité de louer un skipper pour tester ses capacités pendant un périple éprouvant, programme de navigation N°4. Promotion sur le skipper aguerri pour l’achat d’un navire. Offert pour l’achat de deux navires. Avec majordome super classe pour trois navires, sexe au choix.  

 

Je dis à mon hôte que le prix ne me pose aucun problème. Pour imager mon propos, je lui montre ma carte de paiement GLOUPS. Avant cet exemplaire flambant neuf de quatre mois et quatre années d’après BC, il n’en n’avait jamais vu. Il en avait seulement entendu parler. Moi-même, je connais son existence que depuis la fréquentation du marchand d’art R. Seunique. L’Art, une de ses activités parmi d’autres.

 

Monsieur Seunique utilise une GLOUPS, la NO (number ONE), en plus d’être le principal actionnaire de la holding Bellemer Finance qui gère cet outil de paiement. D’ailleurs, il parraine ma carte. Condition sine qua non pour acquérir le libre usage de ce type de moyen de paiement NO limit. Monsieur Seunique tenait absolument que j’utilise une GLOUPS pour me sentir libre vis-à-vis des sous, totalement disponible à mon travail. A cette heure, il doit certainement savoir, qu’aujourd’hui, je ne me suis pas rendu au labo. Il doit même savoir que je n’y retournerai jamais. Je n’imagine pas ce qu’il doit penser de mon échappée-belle. Je ne me préoccupe pas de Richard Seunique.  Pas le temps qu’il faut à ça.

 

Le vendeur comprend qu’il ne doit plus me lâcher jusqu’à la vente. Il touche quarante quatre pourcents sur marge, en plus de son salaire. Je vais l’apprendre plus tard, comme un tas d’autres trucs. Et de suite, il me propose une balade pour tester l’engin, me familiariser avec son utilisation. Que de la « conduite instinctive », me précise t’il. Il se présente :

-      Achille…

-      Enchanté !

 

Il fait gamin. Hâle de circonstance, pas très grand, musclé dans son maillot rayé et Pantacourt à la marque Bellemer Mode, bleu et blanc. Tignasse en balais de sorcière pas piqué des hannetons, filasse et rogné à souhait, blond de paille ou couleur Pinalope. Aucun gel pour donner un effet fou d’aile de frégate, que du sel et ce que l’air transporte quand il vole sur la mer, de la bonne croute de mer.

-      D’accord. On part quand ?

-      Maintenant ?

-      Maintenant, ça me va.

 

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :